26.
Mona n’aurait jamais cru que ses premiers jours chez Mayfair & Mayfair se passeraient ainsi. Elle était assise devant le grand bureau de Pierce et tapait furieusement sur un IBM 386 SX, juste un peu plus lent que le monstre qu’elle avait à la maison.
Dix-huit heures après son opération, et douze après que l’on eut débranché les machines, Rowan Mayfair était toujours en vie. Elle pouvait arrêter de respirer à tout moment. Ou continuer à vivre pendant des semaines. Personne ne savait.
L’enquête suivait son cours et Mona n’avait rien d’autre à faire que de rester avec les autres, réfléchir, attendre et écrire.
Elle tapait sur le clavier, un peu agacée par le bruit. Elle avait intitulé son fichier « Note confidentielle Mona Mayfair ». Il était protégé. À part elle, personne n’y avait accès. Elle le transférerait par modem une fois rentrée chez elle. Pour l’instant, elle ne pouvait pas quitter le bureau. Elle y était depuis la veille et passait son temps à écrire tout ce qu’elle avait vu, entendu, senti, pensé.
Toutes les pièces de l’immense bureau étaient occupées, des voix étouffées se répondaient ou se disputaient au téléphone, derrière les portes à demi ouvertes. Des coursiers allaient et venaient.
Malgré tout, l’ambiance était sereine. Aucune panique. Ryan était derrière son bureau, en compagnie de Randall et d’Anne-Marie. Lauren était en bas, dans le hall. Sam Mayfair et deux des Grady Mayfair de New York occupaient les trois téléphones de la grande salle de conférences. Quelque part, Liz Mayfair et Cecilia Mayfair passaient elles aussi des coups de fil. Les secrétaires appartenant à la famille, Connie, Joséphine et Louise Mayfair, travaillaient dans une autre salle de conférences. Tous les télécopieurs crépitaient.
Pierce était avec Mona. Il lui avait laissé son ordinateur posé sur l’énorme bureau d’acajou et avait l’air plutôt sans défense, en bras de chemise devant le petit ordinateur de sa secrétaire. En réalité, il ne faisait pas grand-chose. Il était trop brisé par le manque de sommeil et le chagrin, comme Mona aurait dû l’être, ce qui n’était pas le cas.
L’enquête était menée de façon totalement privée et personne d’autre que la famille n’aurait pu faire un meilleur travail.
Tout le monde s’y était mis sérieusement une heure après qu’on eut retrouvé Rowan. Pierce et Mona étaient allés à plusieurs reprises à l’hôpital. La dernière fois, le soleil se levait. Ensuite, ils étaient retournés au bureau. Ryan. Pierce, Mona et Lauren étaient le centre nerveux de l’opération. Randall et plusieurs autres entraient et sortaient. Cela faisait maintenant quelque dix-huit heures que coups de téléphone, envois de fax et communications diverses avaient débuté. Mona mourait de faim mais la situation était trop grisante pour songer à se restaurer.
Quelqu’un allait certainement apporter quelque chose à manger. Ou peut-être irait-on dîner en ville ? Mona n’avait pas envie de quitter le bureau. Elle espérait qu’un service d’urgences de Houston allait appeler pour prévenir qu’un mystérieux homme d’un mètre quatre-vingt-quinze était venu se faire soigner.
Le chauffeur routier de Houston, celui qui avait pris Rowan en auto-stop, avait été d’une aide précieuse. Il s’était arrêté au poste de police de Saint Martinville pour signaler qu’une femme en piteux état était descendue de son camion pour s’enfoncer seule dans les marais. Grâce à lui, on avait retrouvé Rowan. La famille lui avait téléphoné pour l’interroger. Il avait décrit l’endroit de Houston où elle était montée dans son camion et avait raconté tout ce qu’elle avait dit. Elle voulait désespérément atteindre La Nouvelle-Orléans. Il avait confirmé qu’au moment où ils s’étaient séparés, dans la soirée, Rowan lui avait paru saine d’esprit. Affolée, peut-être, mais elle parlait, marchait et raisonnait. Ensuite, elle était partie seule dans les marais.
— Cette femme souffrait, avait-il répété à Mona au téléphone, le matin même. Elle se tenait le ventre comme quelqu’un qui a des crampes, vous savez.
Gerald Mayfair, toujours abasourdi et malade d’avoir laissé le Dr Samuel Larkin échapper à sa vigilance, s’était rendu dans les marais de Saint Martinville avec Shelby, la sœur aînée de Pierce, et Patrick, le père de Mona, pour fouiller l’endroit où l’on avait retrouvé Rowan.
Elle avait eu une hémorragie, comme les autres femmes, mais elle n’était pas morte. À minuit, la veille, on lui avait fait une hystérectomie d’urgence, pendant qu’elle était inconsciente. Michael, en larmes, avait donné son autorisation. Sinon, elle n’aurait pas passé la nuit. Fausse couche incomplète. Autres complications.
— Nous avons de la chance qu’elle respire encore.
Qu’allait-on découvrir dans l’herbe des marécages de Saint Martinville ? L’idée venait de Mona. Elle tenait absolument à s’y rendre elle-même. Patrick, son père, était complètement dessoûlé et avait décidé d’y aller pour se rendre utile. Ryan avait demandé à Mona de rester au bureau avec lui. Pourquoi ? Était-il inquiet pour elle ?
Toutes les trois minutes, il l’appelait à l’interphone pour lui poser des questions sans importance ou émettre quelque suggestion dénuée d’intérêt. En fait, il avait besoin de son soutien. Cela ne la gênait pas. Elle était là pour ça. Entre ses appels, elle tapait sur son clavier, décrivait, enregistrait.
L’immeuble de bureaux de Houston avait été découvert avant midi.
Il était à deux pas de l’endroit où Rowan était apparue au camionneur. Il était inoccupé, à part le quinzième étage qui avait été loué à un homme et une femme. L’endroit était un véritable champ de bataille. Rowan y avait manifestement été retenue prisonnière. Elle était restée attachée au lit pendant de longs moments. Le matelas était taché d’urine et de matières fécales mais recouvert de draps propres et entouré de fleurs, dont certaines n’étaient pas encore fanées. Il y avait de la nourriture fraîche.
Tout cela était répugnant. On avait trouvé une mare de sang – qui n’appartenait pas à Rowan – dans la salle de bains. Manifestement, l’homme était blessé. Il était peut-être même resté inconscient un moment. Les photographies de la salle de bains venaient d’arriver. Les traces de pas sanglantes menant à l’ascenseur et aux portes principales de l’immeuble indiquaient qu’il était parti seul.
— J’ai l’impression qu’il est à nouveau tombé par terre dans l’ascenseur. Regardez. La moquette est pleine de sang. Il est affaibli, il est blessé.
En tout cas, il l’était à ce moment-là. Mais maintenant ?
On faisait des recherches dans tous les services d’urgences de la ville. Tous les hôpitaux, les cliniques, les cabinets de médecin. Ensuite, on chercherait dans les banlieues puis, en cercles concentriques, on s’éloignerait de la ville jusqu’à ce que l’on découvre où l’homme ensanglanté était allé. À proximité de l’immeuble de bureaux, on faisait du porte à porte pour dénicher le moindre témoin. On fouillait les allées, les toits des bâtiments, les restaurants, les immeubles de location. Si l’homme était dans les environs, on mettrait la main dessus.
Les traces de pas sanglantes s’étaient effacées sous les roues des voitures. L’homme était-il monté dans un véhicule ou avait-il simplement traversé la rue ? Impossible à savoir.
La famille avait loué les services de dizaines d’enquêteurs privés. Elle avait contacté toutes les agences de détectives. Elle distribuait les tâches et collectait les informations. Des médecins privés avaient prélevé des échantillons de sang dans la salle de bains de Houston et les avaient emportés dans divers laboratoires dont les noms n’étaient connus que de Lauren et de Ryan. Toutes les empreintes digitales avaient été relevées. Chaque vêtement, et ils étaient nombreux, avait été emballé, étiqueté et expédié à Mayfair & Mayfair. Ces objets commençaient à arriver au bureau.
On suivait également d’autres pistes. Du papier à lettres froissé et une carte magnétique de porte avaient mené à un hôtel de New York. Le camionneur de Rowan était venu à La Nouvelle-Orléans aux frais de la famille pour raconter de vive voix sa version des faits.
La tour de bureaux vide et la geôle crasseuse de Rowan offraient un spectacle affligeant. Fleurs fanées, porcelaine brisée éparpillée sur le sol. Rowan avait réussi à s’enfuir mais quelque chose d’horrible lui était arrivé. Cela s’était passé dans un champ sous un arbre connu dans le coin sous le nom de chêne de Gabriel. Un endroit magnifique. Mona le connaissait. Choc toxique, réaction allergique, déficience immunitaire. Des centaines d’hypothèses avaient été avancées. Mais le sang ne contenait aucune trace de toxines. Rowan avait fait une fausse couche, mais ce n’était pas tout. Peut-être avait-elle perdu l’enfant puis s’était-elle évanouie.
Quelle horreur !
Mais rien n’était plus horrible que de la voir sur son lit d’hôpital, la tête raide sur l’oreiller, les bras immobiles de part et d’autre de son corps, les yeux fixés dans le vide. Son visage était émacié, blanc comme du papier. Ses bras, parallèles à son corps, étaient légèrement tournés vers l’intérieur. Plus aucune trace de sa personnalité sur son visage. Elle avait un air totalement hébété, ses yeux trop ronds ne réagissant ni aux mouvements ni à la lumière. Sa bouche avait l’air petite et curieusement ronde. Pendant que Mona la regardait, les bras de Rowan avaient commencé à se rapprocher de son corps. Les infirmières étaient venues les écarter.
Ses cheveux étaient clairsemés, comme si elle les avait perdus par poignées. Conséquence de malnutrition et d’avortement spontané. Elle paraissait si menue dans sa chemise d’hôpital qu’elle ressemblait à un angelot dans une crèche de Noël.
Et puis, il y avait Michael, ébouriffé et bouleversé, assis près d’elle, lui parlant, lui disant qu’il allait prendre soin d’elle, que tout le monde était là et qu’elle ne devait pas avoir peur. Il lui dit qu’il allait décorer sa chambre de jolies photos et apporter de la musique. Il avait trouvé un vieux gramophone. Il lui parlait continuellement.
— Nous allons nous occuper de tout. Nous allons nous… occuper de tout.
Il n’osait pas dire quelque chose comme : nous allons retrouver ce salaud, ce monstre. Non, personne n’oserait dire cela à cette innocente créature inanimée, cette ombre de la femme pour qui le cerveau humain n’avait eu autrefois aucun secret.
Mona savait que Rowan n’entendait rien. Son ouïe ne fonctionnait plus. Le cerveau fonctionnait à un rythme tout mécanique, permettant au cœur de pomper le sang avec une régularité tout aussi effrayante. Mais les extrémités du corps refroidissaient de plus en plus.
À n’importe quel moment, le cerveau pouvait cesser de donner des ordres. Et le corps mourrait. L’esprit, ce maître du corps, n’était plus conscient. Il avait cédé la place au néant. L’électro-encéphalogramme était presque plat.
Les petits bip que l’on entendait n’étaient pas différents de ceux qu’aurait donnés un cerveau mort connecté aux mêmes machines. On obtient toujours quelque chose, avaient dit les médecins.
Rowan avait souffert physiquement. C’était atroce. Ses bras et ses jambes pâles étaient marqués, sa hanche gauche était fracturée. Elle portait des traces de viol. La fausse couche avait été extrêmement violente. Il y avait du sang et du liquide sur ses cuisses.
A 6 heures du matin, on avait débranché la respiration artificielle. La rapide intervention chirurgicale qu’elle avait subie n’avait entraîné aucune complication. Tous les tests l’avaient confirmé.
À 10 heures, on l’avait ramenée précipitamment chez elle, pour une simple raison : elle ne devait pas survivre à cette journée. Or, elle avait laissé des instructions explicites lorsqu’elle avait pris possession de l’héritage. Elle devait mourir dans la maison de First Street. « Chez moi. » Elle l’avait écrit de sa main au temps des jours heureux, juste avant le mariage. Elle voulait mourir dans le lit de Mary Beth.
Rowan Mayfair était donc retournée à First Street. Confortablement installée sous le baldaquin de satin et bordée de couvertures anciennes et de couvre-pieds, elle respirait encore, sans assistance. Il était déjà 6 heures du soir et elle n’était toujours pas morte.
Une heure plus tôt, on avait commencé à l’alimenter par intraveineuse, du liquide, des lipides.
— Ce n’est pas pour la maintenir en vie, avait expliqué le Dr Fleming. C’est juste pour la nourrir. Sinon, ce serait comme la laisser mourir de faim.
Michael n’avait manifestement pas protesté. Un tas de gens étaient là. Quand il avait téléphoné à Mona, il lui avait dit que la pièce était remplie d’infirmières et de médecins. Il avait confirmé la présence d’agents de sécurité un peu partout : sur la galerie et dans la rue. Les gens se demandaient ce qui se passait.
Mais les gardes armés n’étaient pas une exception à La Nouvelle-Orléans. Tout le monde louait leurs services pour assurer la sécurité dans les réceptions et les grandes réunions. Il y en avait aux portes des écoles et dans les grands magasins. « Comme dans les républiques bananières », avait dit un jour Gifford.
Mona avait répondu : « Oui, sublime ! Des types sous-payés portant des P 38 chargés. »
On avait donc employé les grands moyens pour rassurer la famille.
Aucune autre femme Mayfair n’avait été attaquée. Elles étaient toutes réunies dans différentes maisons par groupes de six ou sept et accompagnées d’hommes.
Toute une flottille de détectives de Dallas passaient la ville de Houston au peigne fin. À partir de l’immeuble de bureaux, ils interrogeaient tous les gens sans exception pour savoir s’ils n’avaient pas vu un homme de haute taille aux cheveux noirs. La description que Aaron avait obtenue par l’intermédiaire du Talamasca avait permis de dessiner un portrait-robot.
On recherchait par ailleurs le Dr Samuel Larkin. Personne ne comprenait pourquoi il avait quitté l’hôtel Pontchartrain sans avertir qui que ce fût. Puis on avait retrouvé au comptoir de l’hôtel le message qui lui avait été transmis par téléphone, dans sa chambre. « Rowan vous attend. Venez seul. »
Ce message était des plus inquiétants. Il était évident que Rowan n’avait pu appeler le Dr Larkin puisque, à cette heure-là, elle était déjà à l’hôpital de Saint Martinville.
D’une certaine façon, Béatrice Mayfair avait été à la fois une source de problèmes et de réconfort. C’était elle qui avait insisté pour que l’on suive une procédure normale et refusé de croire que quelque chose d’« horrible » s’était produit. Elle voulait que l’on fît appel à des spécialistes pour effectuer des examens complémentaires.
Béatrice avait toujours eu ce genre d’attitude. C’était elle qui rendait visite à la pauvre Deirdre et lui apportait des bonbons, qu’elle ne pouvait pas manger, et des négligés de soie, qu’elle ne portait jamais. C’était elle qui rendait visite à Évelyne l’Ancienne trois ou quatre fois par an, même lorsque la vieille femme avait cessé de parler depuis six mois.
— Quel dommage que l’on ait fermé le snack chez Holmes, lui disait-elle. Tu te rappelles le nombre de fois où nous y sommes allées déjeuner, toi, moi, Millie et Belle ?
En ce moment, elle devait être en train de s’agiter dans la chambre de Rowan. Ou alors, elle était retournée à Amelia Street pour s’assurer que tout le monde avait de quoi manger. Heureusement que Michael aimait bien Béatrice ! Mais tout le monde l’aimait. Le plus curieux était que, avec son optimisme inébranlable, elle allait probablement épouser Aaron Lightner, alors que si quelqu’un savait qu’un événement épouvantable s’était produit, c’était bien lui.
Aaron avait longuement regardé Rowan avant de sortir de la pièce. Il avait eu l’air si courroucé, si sombre. Il avait aussi fixé Mona du regard pendant un moment, puis s’était hâté dans le couloir à la recherche d’un téléphone. Il avait appelé le Dr Larkin, et c’était ainsi que l’on avait découvert sa disparition.
Mais de quoi Béatrice et Aaron pouvaient-ils bien parler ensemble ? « Il faudrait lui injecter quelque chose pour lui redonner de l’énergie », avait-elle suggéré, mais sans insister davantage. Debout dans le couloir, Aaron refusait de répondre aux questions. Il fixait ses yeux sur Mona, puis sur le vide, puis sur Mona, et ainsi de suite jusqu’à ce que les autres commencent à parler entre eux et oublient sa présence.
Personne n’avait parlé d’une odeur étrange dans les pièces, à Houston. Mais dès l’arrivée du premier colis de vêtements et de taies d’oreillers, Mona la sentit.
— Oui, c’est l’odeur de cette créature, avait-elle dit.
Randall avait haussé les sourcils.
— Je me demande vraiment ce que ça vient faire là-dedans ! avait-il éclaté.
Mona lui avait battu froid en répondant :
— Moi aussi.
L’une des agences avait appelé juste après pour annoncer qu’absolument personne n’avait vu le mystérieux homme quitter l’immeuble de Houston. Tous les décès de la ville et des environs avaient été vérifiés : aucune femme n’était morte dans des circonstances semblables à celles des Mayfair.
Le filet posé était énorme, ses mailles étaient fines, il était extrêmement solide.
À 5 heures commencèrent à arriver des nouvelles provenant des compagnies aériennes. Oui, un homme avec de longs cheveux noirs, une barbe et une moustache avait pris le vol de 3 heures reliant La Nouvelle-Orléans à Houston le mercredi des Cendres. Un siège côté allée en première classe. Un homme exceptionnellement grand à la voix douce. Manières agréables, yeux magnifiques.
Avait-il pris un taxi à l’aéroport ? Une limousine ? Un autobus ? L’aéroport de Houston était gigantesque mais des dizaines d’enquêteurs interrogeaient systématiquement tout témoin potentiel. « S’il était capable de marcher, nous trouverons quelqu’un qui l’a vu. »
— Et les vols entre Houston et ici ? La nuit dernière ? La journée d’hier ?
Vérifier, vérifier et encore vérifier.
Finalement, Mona décida d’aller à First Street. Je vais aller rendre une petite visite à ma cousine Rowan. Cette idée l’empêcha de parler et de réfléchir pendant une minute. Mais il fallait y aller. Il faisait nuit.
Un fax venait d’arriver. C’était une copie du billet d’avion remis à l’homme mystérieux par la compagnie aérienne lorsqu’il était retourné à Houston le mercredi des Cendres. Il s’était fait appeler Samuel Newton. Si c’était l’identité d’un homme demeurant aux États-Unis, on le retrouverait. Mais il avait très bien pu donner ce nom sur une impulsion.
Pendant le vol, il avait passé son temps à boire du lait. Il ne se passait jamais grand-chose dans un avion entre La Nouvelle-Orléans et Houston. Le vol n’était pas assez long. On se souvenait bien de lui avoir donné beaucoup de lait.
Mona regarda l’écran de son ordinateur.
Nous ne savons pas où l’homme est passé. Mais toutes les femmes sont sous bonne garde. Si l’on découvrait un nouveau décès, il ne serait pas récent.
Elle appuya sur la touche de sauvegarde et ferma le fichier. Elle attendit tandis que les voyants clignotaient, puis éteignit la machine. Le ronflement du moteur s’arrêta.
Pierce sursauta. Il s’était à moitié endormi et venait de s’apercevoir que Mona était debout derrière le bureau.
— Je vais en ville, dit-elle.
— Pas toute seule. Il n’est même pas question que tu prennes l’ascenseur seule.
— Je sais. Mais il y a des gardes partout. Je prends le tramway. Il faut que je réfléchisse.
Bien évidemment, il l’accompagna.
Il ne s’était pas reposé une heure depuis les obsèques de sa mère et encore moins avant. Pauvre Pierce ! Il avait l’air si abattu et perdu en attendant le tramway à l’angle de Carondolet et de Canal, au beau milieu de la foule. Il n’avait probablement jamais pris de tramway.
— Tu aurais dû appeler Clancy avant de partir, lui dit-elle. Elle a téléphoné, on te l’a dit ?
Il acquiesça.
— Clancy va bien, poursuivit-elle. Elle est avec Claire et Jenn. Jenn passe son temps à pleurer. Elle te voudrait auprès d’elle.
— Je ne peux pas pour l’instant.
Jenn. C’était une gamine. Impossible de lui raconter ce qui se passait. Et puis, la protéger serait une tâche bien trop ardue.
Le tram était bondé de touristes. Mona et Pierce s’assirent sur une banquette de bois tandis que le tram cahotait dans la partie basse de Saint Charles Avenue, modeste réplique du quartier de bureaux de Manhattan, puis faisait le tour de Lee Circle et remontait vers les eaux quartiers.
Au carrefour de Jackson et de Saint Charles, le spectacle était presque féerique : d’énormes chênes majestueux semblaient surgir de terre. Les immeubles miteux en stuc disparaissaient et cédaient la place à un paysage de colonnades et de magnolias. Garden District. Le calme y était enveloppant et donnait une impression d’apesanteur.
Mona descendit devant Pierce, traversa la rue jusqu’au bord du fleuve, traversa Jackson et commença à remonter Saint Charles. Il faisait doux et il n’y avait pas de vent. Les cigales chantaient. On avait l’impression qu’elles chantaient à toutes les saisons. Peut-être se réveillaient-elles dès qu’il faisait suffisamment chaud. Mona les avait toujours aimées. Impossible de vivre dans un endroit qui ne ronronne pas en permanence, songea-t-elle en se dirigeant vers les pavés cassés de First Street.
Pierce suivait sans rien dire. Chaque fois qu’elle lui lançait un regard, elle prenait un air vaguement étonné : il dormait littéralement debout.
En atteignant Prytania, ils aperçurent des gens et des voitures garées devant la grande maison. Et plein de gardes. Certains, en uniforme kaki, appartenaient à des agences privées. D’autres étaient des policiers en civil.
Mona ne supportait plus ses hauts talons. Elle enleva ses chaussures.
— Si tu marches sur un de ces énormes cafards, ça ne va pas te plaire, dit Pierce.
— Pierce, les cafards ne sortent pas à cette époque de l’année. Mais à quoi ça sert que je te dise ça ? De toute façon, tu ne m’écoutes pas. Est-ce que tu te rends compte que nos deux mères sont mortes, Pierce ? Toutes les deux. Je t’ai déjà parlé de ça ?
— Je ne m’en souviens pas. En fait, j’ai du mal à me rappeler qu’elles sont mortes. Je passe mon temps à me dire que maman saura quoi faire, qu’elle va arriver d’une minute à l’autre. Tu savais que mon père la trompait ?
— Tu es cinglé ?
— Pas du tout. Il y avait une autre femme. Je les ai vus ensemble ce matin, à la cafétéria. Il lui tenait la main. C’est une Mayfair. Elle s’appelle Clémence. Il l’a embrassée.
— C’était juste qu’elle avait du chagrin pour lui. Elle travaille dans l’immeuble. Je l’ai souvent vue à l’heure du déjeuner.
— Non, c’est la maîtresse de mon père. Je parie que maman était au courant. J’espère qu’elle s’en fichait.
— Je ne peux pas croire ça d’oncle Ryan, dit Mona.
Au même instant, elle se rendit compte qu’elle y croyait pourtant. Oncle Ryan était un homme si beau, si élégant et si brillant. Et puis, il avait été marié pendant tellement longtemps avec Gifford.
Plutôt ne pas penser à ça. Gifford dans son cercueil, morte et enterrée avant le massacre. On avait eu le temps de la pleurer avant que les événements ne se précipitent. Mona s’aperçut qu’elle ne savait même pas où l’on avait emmené sa mère. Était-elle à l’hôpital ? À la morgue ? Elle préférait ne pas penser à la morgue. De toute façon, Alicia dormait maintenant pour l’éternité. Elle avait perdu conscience pour toujours. Mona sentit une boule dans sa gorge.
Ils traversèrent Chestnut Street et se frayèrent un chemin à travers le groupe de gardes et de cousins. Eulalee, Tony, Betsy Mayfair. Garvey Mayfair sur le perron, avec Danny et Jim. Plusieurs voix s’élevèrent en même temps pour dire aux gardes que Mona et Pierce pouvaient entrer.
Des gardes dans le hall d’entrée. Dans le salon. Un à la porte de la salle à manger, une espèce de gros malabar large de hanches.
Et puis, cette légère odeur qui planait. Pas récente, juste un vestige. Comme celui des vêtements de Houston. Et celui de Rowan quand on l’avait ramenée.
Des gardes en haut de l’escalier. Un à la porte de la chambre. Un à la porte-fenêtre menant sur la galerie. Dans la chambre, une infirmière en blouse blanche bon marché, les bras levés, vérifiait le goutte-à-goutte. Rowan sous la couverture de dentelle, le visage dénué de toute expression. Michael assis près d’elle, en train de fumer une cigarette.
— Il n’y pas d’oxygène ici, j’espère ?
— Non, ma chérie, on m’a déjà cassé les pieds avec ça.
Il aspira une autre bouffée puis écrasa son mégot dans le cendrier en verre sur la table de chevet. Sa voix était merveilleusement douce, lissée par le drame.
Dans l’angle opposé était assise la jeune Magdalene Mayfair et la vieille tante Lily, toutes deux très calmes sur leur chaise à dossier droit. Magdalene disait son chapelet et les perles d’ambre scintillaient légèrement entre ses doigts tandis qu’elle les égrenait. Les yeux de Lily étaient clos.
D’autres personnes étaient tapies dans l’ombre. Le faisceau de la lampe de chevet tombait droit sur le visage de Rowan, comme un projecteur éclairant une scène pour la caméra. La femme inconsciente paraissait plus petite qu’un enfant. On aurait dit un garnement ou un angelot. Ses cheveux étaient tirés en arrière.
Mona essaya de retrouver les expressions du visage de Rowan, les marques de sa personnalité. Plus rien.
— Je lui ai passé de la musique, dit Michael de sa voix douce en levant les yeux vers Mona. Sur le Victrola. Celui de Julien. Mais l’infirmière a suggéré qu’elle n’appréciait peut-être pas ce son. Ça grince un peu. C’est… spécial. Toi, tu aimerais, n’est-ce pas ?
— L’infirmière ne devait pas aimer, dit Mona. Tu veux que je mette un disque ? Si tu veux, je peux aller chercher ta radio dans la bibliothèque. Je l’y ai vue, hier, près de ton fauteuil.
— Non, ce n’est pas la peine. Tu ne veux pas venir t’asseoir un petit moment ? Je suis content de te voir. Tu sais, j’ai vu Julien.
Pierce se raidit. Dans un coin, un autre Mayfair, Hamilton, jeta soudain un regard à Michael. Les yeux de Lily s’ouvrirent, et tournèrent sur la gauche pour se poser sur Michael. Magdalene détourna les yeux de son chapelet, sans interrompre ses prières.
Michael semblait avoir oublié la présence des autres. Ou alors il s’en fichait.
— Je l’ai vu, dit-il dans un murmure rauque. Il m’a raconté tant de choses, si tu savais. Mais il ne m’a pas dit qu’elle allait revenir à la maison.
Mona s’assit près de lui sur une petite chaise tapissée de velours, en face du lit.
Elle dit à voix basse, ne voulant pas que les autres entendent :
— Julien ne le savait probablement pas.
— C’est d’oncle Julien que tu parles ? demanda Pierce d’une petite voix timide.
Hamilton Mayfair se tourna et fixa ses yeux sur Michael comme s’il avait été l’homme le plus fascinant du monde.
— Hamilton, qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Mona.
— Nous faisons un roulement, dit doucement Magdalene.
— Nous avons juste envie d’être là, dit Hamilton.
Malgré leur grande dignité à tous, ils paraissaient désespérés. Hamilton devait avoir dans les vingt-cinq ans, maintenant. Il était beau garçon mais pas aussi rayonnant que Pierce. Mona ne se rappelait pas la dernière fois qu’ils avaient parlé ensemble. Adossé contre le manteau de la cheminée, il la regardait droit dans les yeux.
— Tous les cousins sont ici, ajouta-t-il.
Michael regarda Mona comme s’il n’avait pas entendu les autres parler.
— Pourquoi dis-tu que Julien ne le savait probablement pas ? Il devait forcément savoir.
— Ça ne se passe pas vraiment comme ça, Michael, chuchota-t-elle. Un vieux proverbe irlandais dit qu’un fantôme sait ce qu’il a à faire. De plus, ce n’était pas vraiment lui, tu sais. Quand les morts reviennent, ils ne sont pas réellement là.
— Oh non ! dit Michael d’une petite voix sincère. C’était Julien. Il était bien là. Nous avons parlé pendant des heures.
— Non, Michael. Si tu veux, c’est le même principe qu’avec les disques. On pose l’aiguille dans le sillon et la chanteuse se met à chanter. Mais elle n’est pas dans la pièce.
— Je t’assure qu’il était bel et bien là, dit-il doucement.
Il tendit machinalement la main et prit celle de Rowan. Le bras de la jeune femme résista légèrement, la main voulant obstinément rester près du corps. Il la prit avec douceur, se pencha et l’embrassa.
Mona avait envie d’embrasser Michael, de le toucher, lui dire quelque chose, s’excuser, dire qu’elle était désolée, qu’il ne devait pas s’inquiéter, mais elle ne trouvait pas les mots justes. En fait, elle craignait terriblement qu’il n’ait pas vu oncle Julien et qu’il soit tout simplement en train de perdre la raison. Elle repensa au Victrola, au moment où elle s’était assise par terre dans la bibliothèque avec Évelyne l’Ancienne, le Victrola entre elles deux. Elle avait eu envie de le remonter mais Évelyne l’Ancienne l’en avait empêchée : « Nous ne pouvons pas mettre de la musique pendant que Gilford attend. Nous ne pouvons pas allumer la radio ou jouer du piano pendant qu’on lui fait sa toilette. »
— Qu’est-ce qu’oncle Julien t’a dit ? demanda Pierce d’un air parfaitement innocent.
Il ne plaisantait pas. Il était vraiment curieux de savoir.
— Ne t’en fais pas, répondit Michael. L’heure viendra. Bientôt, je crois. Et je saurai quoi faire.
— Tu as l’air bien sûr de toi, intervint Hamilton Mayfair. J’aimerais qu’on m’explique ce qui se passe.
— Ne t’occupe pas de ça, dit Mona.
— Je vous demande un peu de silence, dit l’infirmière. N’oubliez pas que le Dr Mayfair vous entend peut-être.
Elle hocha vigoureusement la tête pour attirer leur attention.
— Vous ne voudriez pas qu’elle entende des choses… perturbantes, ajouta-t-elle.
L’autre infirmière était assise devant la table d’acajou et écrivait. Ses collants blancs étaient très tendus sur ses jambes potelées.
— Tu as faim, Michael ? demanda Pierce.
— Non, je te remercie.
— Moi, oui, dit Mona. Nous revenons. Nous descendons chercher quelque chose à manger.
— Tu reviens, hein ? dit Michael. Tu dois être si fatiguée, ma pauvre Mona. Je suis vraiment navré pour ta mère. Je ne l’ai su qu’après.
— Ça va, dit-elle.
Elle avait une envie irrésistible de l’embrasser. De lui dire qu’elle était restée éloignée toute la journée à cause de ce qu’ils avaient fait ensemble. Elle s’était sentie incapable de se retrouver avec Rowan sous son propre toit après ce qui s’était passé. Elle ne l’aurait jamais fait si elle avait su que Rowan reviendrait si vite, et de cette façon. Je croyais… J’ai cru…
— Je sais, mon ange, intervint Michael en lui adressant un large sourire. De toute façon, elle s’en fiche pas mal, pour l’instant. Tout va bien.
Mona acquiesça et lui adressa son petit sourire secret.
Juste avant qu’elle ne passe la porte, Michael alluma une autre cigarette. Les deux infirmières se tournèrent vers lui d’un air réprobateur.
— Fermez-la ! ordonna Hamilton Mayfair.
— Laissez-le fumer ! dit Magdalene.
Les infirmières se regardèrent d’un air irrité. Nous ferions mieux de changer d’infirmières, se dit Mona.
— Oui, dit Magdalene à voix basse. Nous allons nous en occuper.
Elle sortit et descendit l’escalier avec Pierce.
Dans la salle à manger, ils tombèrent sur un vieux prêtre. Avec son uniforme impeccable et démodé – plastron noir, petit col romain blanc – ce devait être Timothy Mayfair, de Washington. Impossible de se tromper. Au moment où Mona et Pierce passaient devant lui, ils l’entendirent murmurer à la femme à côté de lui :
— Tu te rends compte ? Quand elle va mourir, il n’y aura pas de tempête ! Pour la première fois, il n’y aura pas de tempête.